21 ans Deleuze Monument

Le DELEUZE monument
Thomas Hirschhorn

« Je veux travailler pour ce que j’appelle un public non exclusif, leur apporter mon amour de l’art, ma conviction qu’il peut transformer chaque être humain. Qu’il est universel, qu’il peut créer les conditions pour un dialogue ou une confrontation, et aussi être un outil pour affirmer que nous sommes égaux. »

« Ne pas avoir la prétention de croire que moi, l’artiste, je peux apporter de l’aide aux habitants, mais leur faire savoir que c’est moi qui ai besoin d’aide ! »

Thomas Hirschhorn

Ressources

Dans le cadre du projet Centriphery, avec le soutien du programme Creative Europe de la Commission Européenne.

Revue de presse :

En 1999, l’artiste Thomas Hirschhorn est invité par Jean de Loisy et Jean-Jacques Aillagon à créer une œuvre pour l’exposition « La Beauté » au Palais des Papes d’Avignon, auprès notamment de Bill Viola ou Jeff Koons. Dans une cité où 10.000 habitants vivent dans le centre et 90.000 habitants vivent en périphérie, et sont pour la plupart non concernés par les propositions du centre ville, notamment du Palais des Papes ou du Festival, Hirshhorn leur propose de créer un projet en périphérie, avec les habitants.

Le site initialement choisi, la cité Louis Gros, a fait l’objet de contestation de la part de quelques habitants réunis en association, invoquant principalement la sécurité et la tranquillité du quartier. L’artiste argumente, dans une lettre qui leur est adressée, sa volonté de ne pas abandonner son projet précisément dans cette cité.

Il devra finalement céder et déplacer le projet dans une cité voisine, Champfleury. Tout ce processus de négociation avec les politiques, les associations, le travail de conviction réalisé auprès des habitants, peut faire partie de l’œuvre qui constitue un espace de pensée et de débat “réel”, le travail de Thomas Hirschhorn mettant l’œuvre en frottement avec la vie à l’inverse de travaux en laboratoires qui ne restent que des propositions ou modélisations. Les difficultés rencontrées – et Thomas Hirschhorn est un des rares artistes à exploiter les échecs de manière constructive – illustrent parfaitement le point de focalisation que le projet d’un artiste peut constituer dans une collectivité mal insérée dans la société. Dans ce cas, l’artiste n’est pas a priori appelé comme intervenant social, mais c’est son œuvre dans ce qu’elle comporte de relations humaines et de charge politique qui se positionne comme vecteur d’une certaine dialectique de la pensée.

L’œuvre

Comme dans son hommage à Champollion, Hirschhorn développe dans le Monument Deleuze le même rapport à la mémoire et à l’espace : le spectateur doit avoir une démarche critique.

Il s’agit d’une installation en 4 parties : – statue – autel – stèle et lieu d’information- bibliothèque Le tout, visible 24h sur24, 7 jours sur 7, pendant les 4 mois de l’exposition, dans un quartier défavorisé au cœur de la cité Champfleury.

De jeunes médiateurs, recrutés à cet effet, assuraient une sorte de gardiennage de l’œuvre et des installations vidéo qui s’y trouvaient, dans laquelle des habitants de la cité expliquaient eux-mêmes les approches philosophiques de Deleuze.

L’œuvre devient mythique

Initialement prévue pour durer 4 mois, l’oeuvre a été démontée deux mois après son ouverture avant la date d’échéance prévue parce que l’énergie et la dynamique pour la maintenir en fonction s’est dissipée. En commun accord, le collectif a décidé de démonter fin juillet 2000 le Deleuze Monument.

Son existence dans le cadre d’une capitale européenne de la Culture, dans la ville symbole d’Avignon ont amplifié les choses, et en font une œuvre mythique de l’art urbain, revendiquée par Thomas Hirschhorn comme son œuvre fondatrice.

Une amnésie collective et une amitié

La situation de la proche banlieue d’Avignon est emblématique des problématiques des périphéries françaises, et de ses voisines Arles ou Nîmes. Dans ce contexte, le Monument Deleuze offrait des perspectives d’ouverture et d’approches vers les non publics de l’art nouvelles et intéressantes. Or aujourd’hui, plus personne à Avignon ne connait ni ne parle de ce projet : il subit une amnésie collective. Le Monument Deleuze est par contre considéré dans le monde anglo-saxon comme une œuvre majeure et novatrice de l’art urbain : des livres lui sont consacrés par le MIT, des conférences sont données à Londres sur le projet devant des centaines de personnes, encore en 2014.

En 2000, Thomas Hirschhorn a lancé le projet avec Jefel Goudjil, un jeune employé social à la Mairie d’Avignon avec qui des liens se sont tissés et conservés au fil du temps. Aujourd’hui, Jefel est responsable administratif du territoire de Saint-Chamand, voisin de Champfleury.

Dans ce quartier en mutation qui accueillera à l’automne le terminus du nouveau tramway, il développe, avec La Manufacture, un des lieux principaux du festival Off à la programmation contemporaine et engagée, un projet culturel de territoire inclusif et participatif.

L’exposition

21 ans Deleuze Monument est une exposition de Thomas Hirschhorn retraçant l’aventure de Monument Deleuze en 2000, à partir des nombreuses archives, lettres, photos et vidéos que l’artiste a gardées et documentées précieusement dans son atelier d’Aubervilliers, qui seront pour la première fois regroupées dans une exposition rétrospective. Cette dernière intégrera différents moments et rencontres avec les habitants et jeunes devenus quarantenaires qui ont participé au projet en 2000.

Cette exposition vise à un moment de retrouvailles fraternel entre acteurs du projet, mais aussi et surtout à lutter contre l’amnésie autour de cette œuvre fondatrice et fondamentale, là où elle est née et où ses propositions sont plus nécessaires à voir, écouter et entendre que jamais, après 20 ans où finalement rien n’a changé en ce qui concerne les discriminations et les déterminismes contre lesquelles elle voulait lutter.

Elle sera montée à Saint-Chamand, dans un quartier en mutation sociale et urbaine, dans les locaux d’un pôle associatif, dans le rez-de-chaussée d’une barre HLM en face du nouveau terminus du tramway d’Avignon et du nouveau centre nautique en plein air.

L’exposition ouvrira du 6 juin au 31 octobre 2021.

Pascal Keiser

La parole à Thomas Hirschhorn

« Lorsqu’au printemps 2019 Jefel Goudjil, Responsable à la Mairie Annexe Saint-Chamand d’Avignon (Pôle « Vivre la ville »/département « Vie des quartiers »), m’a appelé et m’a proposé de célébrer avec La Manufacture les 20 ans du Deleuze Monument en Avignon, j’ai été très heureux. J’ai été heureux car Jefel Goudjil était, il y a 20 ans, le travailleur social responsable du secteur Champfleury en Avignon qui m’a aidé pour la construction et la présentation du Deleuze Monument en 2000 avec les jeunes dont il s’occupait. C’est lui, par ailleurs, qui avait fait L’Abécédaire de Jefel, une vidéo formidable en référence à L’Abécédaire de Gilles Deleuze, que j’ai intégrée au Deleuze Monument. Le fait, donc, que Jefel se rappelle du Deleuze Monument et pense important de fêter ses 20 ans constitue en soi quelque chose de sérieux, d’essentiel, quelque chose – pour moi, artiste – de magique. Car, j’ai toujours pensé que le Deleuze Monument a, comme tous les autres travaux que j’ai fait dans l’espace public (70 oeuvres jusqu’à aujourd’hui), une durée de vie non-limitée, éternelle, au-delà de son caractère précaire, ou justement qu’il a – parce que ‘précaire’ – une durée ‘à vie’. Je pense que ces oeuvres peuvent pulvériser – en tant qu’objets ou en tant que matériaux – la notion de durabilité. Car il s’agit pour moi, dans tous mes projets dans l’espace public, d’affirmer, de soutenir et de travailler pour que la dimension de la matérialité soit dépassée par l’intensité, l’expérience, les moments de grâce, qui caractérisent ma vision du travail précaire dans l’espace public. C’est pour cela que fêter les 20 ans du Deleuze
Monument fait sens, est une percée et s’inscrit pleinement dans cette affirmation.

L’invitation de Jefel est d’autant plus importante pour moi que le Deleuze Monument a été un échec, ou du moins un demi-échec, sachant que dans l’art, et surtout l’art dans l’espace public, il n’y a jamais d’échec total comme il n’y a jamais de succès total. La part d’échec de ce travail en 2000 était que nous avons dû le démonter bien avant sa fin ‘programmée’, la date initialement prévue. Je l’ai expliqué dans le catalogue auto publié à l’époque Deleuze Monument – Thomas Hirschhorn – La Beauté Avignon 2000. Cet échec a été très important pour moi, car j’ai beaucoup appris et grâce à cette expérience j’ai décidé que si je travaillerais de nouveau avec des habitant dans l’espace public, je devrais moi-même être présent tout le temps et produire moi-même le travail avec eux. C’est à cause de cela, à cause d’Avignon, que j’ai inventé ma ‘guideline’ Présence et Production que j’applique depuis lors. J’ai fait 10 projets selon ce principe jusqu’à maintenant, dont ‘Bataille-Monument’ 2002 ; ‘Musée Précaire- Albinet’, 2004 ; ‘Swiss-Swiss Democracy’, 2004 ; ‘The Bijlmer Spinoza-Festival’, 2009 ; ‘Gramsci Monument’, 2013 ; ‘Flamme éternelle’, 2014 ; ‘Robert Walser-Sculpture’, 2109. C’est pour cela que cette invitation compte énormément pour moi, elle m’offre la possibilité de revenir sur ces expériences et leurs conséquences. Ma ‘ligne de conduite’ pour cette exposition commémorative est pensée à travers les problématiques d’un travail dans l’espace public. Concrètement, je veux faire une exposition ‘commémorative’ dans l’Espace culturel associatif de la Mairie de Saint-Chamand mis à ma disposition par la Ville d’Avignon et La Manufacture. Je veux utiliser le local du pôle associatif (qui restera ouvert pendant l’exposition) pour y développer 8 problématiques : 1. Art, 2. Espace public, 3. Echec et Succès, 4. Présence et Production, 5. Expérience, 6. Co-existence, 7. Spot, 8. Le Précaire.

Il y aura des textes, des vidéos, des témoignages, des documents d’époque, des livres, et des références à d’autres projets. Le 20 ans Deleuze Monument sera plus qu’une commémoration, car je veux montrer à travers mes projets dans l’espace public combien une expérience d’art peut avoir un impact, peut changer la vie, peut s’inscrire dans le temps – pour moi, artiste, mais aussi pour tout le monde. »

Thomas Hirschhorn, Aubervilliers, 2020